Interview de Marie-Laurence Juan (Directrice Associée Repères, Directrice du Département Qualitatif) par Thierry Semblat (Market research news) sur les protocoles de co-création.
MRNews : Repères fait partie des instituts familiers de ces approches reposant sur la co-créativité, avec un historique assez particulier…
Marie-Laurence Juan: Nous faisons partie en effet des sociétés pionnières dans la mise en œuvre de ce type d’approche, en ayant été un des tout premiers instituts présents sur Second Life. C’est une histoire qui est aujourd’hui un peu ancienne, avec le destin assez étonnant de ce réseau social qui a connu un énorme succès dans un premier temps, puis un déclin relativement rapide. Mais il est clair que cela a constitué une première expérience extrêmement formatrice pour nous. Je pense en particulier au projet de rénovation du Jardin des Halles, dont les enseignements nous sont très utiles encore dans le cadre des projets que nous sommes amenés à piloter aujourd’hui.
Qu’avez vous appris avec cette expérience Second Life ?
L’expérience a été structurante pour nous. Ce qu’elle nous a sans doute appris de plus important, c’est le fait que la co-création fonctionne, que cela constitue une aide extrêmement précieuse dans des démarches d’innovation. Nous avons pu nous rendre compte que ces individus un peu en avance pouvaient apporter des idées radicalement nouvelles, brillantes. Mais nous avons appris aussi que cette capacité de création n’était en aucun cas l’apanage d’une avant-garde, et qu’elle pouvait s’appliquer au contraire à tout le monde dès lors qu’on utilise les bonnes approches. La co-création, avec ce principe de mettre le consommateur au cœur du processus, nous est ainsi apparu comme une démarche efficace pour réduire le risque d’échec des innovations - dont on sait qu’il tourne autour des 80% - sans pour autant prétendre le faire disparaître totalement.
Aujourd’hui, sur quels types de problématiques ou de secteurs intervenez-vous le plus souvent avec ces approches ?
Le champ est immense. Nous avons démarré il y a quelques années avec la rénovation d’un jardin public. Et nous appliquons aujourd’hui ces démarches dans des univers comme celui du parfum ou des déodorants, des parcs de loisir, de la restauration, des produits bancaires… Du besoin premier de s’alimenter jusqu’au rêve, et en passant pas les loisirs, tous les domaines peuvent se prêter à ce type de démarche. La seule condition est que cela implique des consommateurs, avec des situations de vie dans lesquelles ils puissent se projeter. Avec Second Life, nous avons même travaillé sur la monnaie du futur, ce qui nous a permis d’anticiper pas mal de choses sur l’émergence des économies parallèles.
Quelles sont les convictions clés que vous vous êtes forgées quant aux conditions de succès de ces démarches ?
Ma première conviction est qu’il ne faut jamais négliger le socle, à savoir un travail extrêmement rigoureux sur les insights. Pour que la créativité fonctionne, pour qu’elle donne les meilleurs résultats possibles, il faut en passer au préalable par la génération d’insights forts et pertinents. Cela vaut pour toute recherche créative, co-création bien comprise. Ces processus de co-création induisent même une difficulté complémentaire en ce sens qu’ils génèrent beaucoup d’idées. On court ainsi le risque de se retrouver avec un magma peu exploitable si l’on ne s’astreint pas, au préalable, à définir les axes qui vont innerver la recherche créative.
Cette rigueur dans la définition des axes à respecter est la condition de la pertinence ?
Tout à fait. Viennent ensuite un ensemble de convictions reposant sur un point commun, celui de l’importance clé de la mise en contexte des consommateurs dans cette recherche créative. Il faut intégrer le fait que les consommateurs ne proposeront pas les mêmes idées selon qu’ils soient « en présentiel », in situ donc par rapport à un contexte d’achat ou de consommation, ou bien en on-line, ou bien encore s’ils évoluent dans un espace virtuel, . Par exemple, si l’on met les consommateurs dans un environnement trop nouveau, non familier comme les mondes virtuels cela peut orienter fortement les idées émises. Dans un projet de co-création en milieu virtueldans le domaine de l’automobile les consommateurs ont focalisé la quasi-totalité de leurs idées créatives sur l’habitacle. Ce n’était pas le fait du hasard : ils ressentaient le besoin de se protégerdans ce milieu inconnu ! De la même façon, co-créer dans une pièce totalement neutre peut nous couper de tout le vécu ou contexte de consommation de la catégorie .
Quels sont les contextes qui donnent les meilleurs résultats ?
Ce serait naturellement trop simple s’il y avait un contexte et un seul à privilégier. En réalité, une des conditions importantes de réussite est bien d’avoir une réelle réflexion quant aux effets induits par ces différents contextes. Ces effets doivent être maitrisés, ce qui exige souvent d’utiliser différentes mises en contexte. Mais cela renvoie à un point clé, qui est l’importance du corps. Les consommateurs, nous mêmes, nous ne sommes pas des purs esprits ! Notre corps fonctionne selon une logique qui est la sienne. Il vient donner du sens, du poids aux choses. Le fait de raisonner en impliquant cette dimension corporelle fait donc émerger des idées à côté desquelles on pourrait passer. Et c’est aussi un excellent garde-fou : les idées que nos corps « acceptent » ont plus de chances d’être valides dans la durée. Il faut donc solliciter nos cerveaux naturellement, mais sans oublier le corps.
Le corps, et donc les sens ?
Absolument. Il faut que les sens des consommateurs soient sollicités. C’est vrai pour tous les sens, c’est pourquoi, nous travaillons avec notre salle immmersive à la mise en scène polysensorielle afin de favoriser la créativité. Et ça l’est a minima pour la vue qui s’est imposée comme le sens dominant de par notre hominisation. Il est important d’engager les consommateurs dans le processus co-créatif en donnant des choses à voir, qu’il s’agisse des inputs de départ ou d’une représentation des idées qui émergent au fur et à mesure par un roughman ou un designer..
La notion de mise en contexte renvoie à l’importance de l’espace. Qu’en est-il du temps ?
Cela fait également partie des composantes essentielles à prendre en compte et à maitriser. Nos corps et nos cerveaux ne fonctionnent pas selon la même temporalité. Donner du temps est aussi une condition importante pour faire émerger certaines idées et leur donner du corps justement. Cela permet en outre l’expression de toutes les subjectivités, même des personnes plus réservées, une fois retombé l’effet inhibant du leadership naturel de certains individus.
D’autres aspects vous semblent importants sur cet enjeu de la mise en contexte des consommateurs ?
Oui. Notre expérience nous a démontré que les individus ne produisent pas les mêmes idées selon qu’ils fonctionnent en groupe ou pas. On a parfois tendance à l’oublier mais le travail individuel peut générer d’excellentes idées. Là encore, il n’y a pas lieu de privilégier un contexte plutôt qu’un autre. Mais il faut les alterner pour se donner les meilleures chances de succès, avec un tissu d’idées aussi exhaustives que possible sur les axes qui ont été prédéfinis. Et il faut plus largement déterminer les meilleures règles du jeu dans l’animation de la communauté. La gamification, c’est bien. Cela apporte le plus souvent une stimulation bénéfique à la production des idées. Mais cela peut aussi apporter un stress perturbant et inciter les gens à ne proposer que des idées relativement peu nouvelles. Cela peut aller jusqu’à inhiber certaines personnes, peu à l’aise avec la mécanique du jeu.
Quels sont les facteurs les plus susceptibles de mener ces démarches de co-création à l’échec ?
Un manque d’engagement de l’entreprise me semble être un facteur d’échec quasi assuré. On ne peut pas espérer qu’il se produise un miracle si l’on se « repose » sur la seule interaction entre l’institut et les consommateurs, attendant ainsi une sorte de « produit fini ». C’est véritablement une histoire tripartite qui se joue, faute de quoi l’entreprise se retrouve avec des innovations trop éloignées de ses codes, et faisant fi de contraintes malheureusement incontournables
Comment doit se traduire cet engagement de l’entreprise ?
Cela correspond d’abord et avant tout à un état d’esprit, avec l’acceptation de la part d’aventure et de risque inhérente à ce type de démarche,. On nous demande souvent lors du brief de garantir 100% de réussite. Or, ne serait-ce que d’un point de vue probabiliste, si nous arrivions à « seulement » 40% d’échecs, au lieu des 80% aujourd’hui, nous aurions déjà fait un progrès, non ? Ceci pour dire qu’il faut se donner toutes les chances en se dotant des meilleurs moyens mais il faut aussi accepter le risque d’échec et adopter une forme de lâcher-prise pour rentrer dans le jeu et le process créatif. Ensuite l’engagement de la marque doit aussi se manifester de façon très concrète et matérielle. La marque doit mettre sur la table son identité y compris dans ses composantes sensorielles, son histoire. Le brief doit naturellement être « sincère », être en prise avec la réalité du contexte de l’entreprise sur son marché. L’entreprise doit également être présente dans le cœur même du processus, lorsqu’il s’agit de rebondir sur les idées des consommateurs.
C’est le moment critique de l’itération entre l’entreprise et les consommateurs...
Tout à fait. C’est vraiment une des composantes les plus essentielles de la réussite, comme nous l’avons évoquée précédemment. Nous sommes naturellement avec l’entreprise à ce moment-là ; mais nous ne pouvons pas nous substituer à elle. C’est là que se joue la pertinence des idées, dont l’émission doit être guidée en fonction des priorités stratégiques de l’entreprise et de ses contraintes. L’entreprise doit avoir la main là-dessus. L’engagement de l’entreprise doit enfin se manifester à la fin du processus, au moment de la restitution des ouptuts. Il s’agit bien d’une démarche engageante de bout en bout.
Texte reproduit avec l'accord de market research news. Retrouvez ici l'ensemble des interviews du dossier Co-création mode d'emploi : Geneviève Reynaud (BVA), Xavier Charpentier (FreeThinking), Lambert Lagrevol (Enov Research), Sylvie Danilo (Biofortis), Laurence Bertea Granet (Harris Interactive).